Les Cristalleries Saint-Louis
EAU, SABLE ET FEU AUX CRISTALLERIES SAINT-LOUIS
Ils créent un univers de cristal où chaque objet, verre, vase, lustre, presse-papier, est une pièce unique, soufflée à la bouche, façonnée à la main. Les verriers de Saint-Louis, en Moselle, sculptent la lumière dans une immuable chorégraphie. Bleu Saint-Louis, rouge rubis, jaune or... La finesse, le brillant, la perfection sont une exigence de chaque seconde. Nos reporters ont observé ces artisans de l’éclat qui font des étincelles.
Chacune des 300 000 pièces – verres, vases, lustres, carafes, presse-papiers – produites chaque année par Saint-Louis commence avec le même mélange. Du sable fin extra blanc, de la potasse et du minium de plomb (au moins 24 %) qui, fusionnés à 1 320 degrés, deviennent du cristal malléable et liquide. Tous les jours, 6 tonnes de cristal sont fabriquées dans le four à bassin, dans lequel la coulée est continue pendant cinq années. Pour obtenir les seize teintes du cristal de couleur, des oxydes métalliques sont ajoutés à leur « recette » de base : le nickel donnera du violet, le cobalt du bleu, le cuivre, avec du chlorure d’or, du rouge rubis... Jamais mélangées entre elles, ces formules, connues par un petit nombre d’initiés, sont portées à très haute température dans d’autres fours, plus petits, qui contiennent entre 350 et 600 kilos de cristal. Comme les verriers, ces fours à pot font les « trois-huit » : les huit premières heures la matière y fusionne, puis les verriers l’extraient pendant huit autres heures, et enfin le fondeur lave soigneusement chaque pot.
Une fois le cristal prêt à être sorti du four, au moins cinq verriers jouent leur partition en silence.
Les gestes, répétés des milliers de fois, doivent être coordonnés à la seconde près. Chacun de leurs déplacements répond à un agencement préétabli, qu’ils comparent à un « code de la route ». Ils n’ont que deux minutes trente pour donner naissance à un verre avant que le cristal ne refroidisse et ne soit plus manipulable. Ce sont souvent les mêmes qui travaillent ensemble, capables de se comprendre d’un regard, explique Jean-Luc Oberhauser, trente et un ans de maison, responsable du « verre chaud ». Le verrier doit « prendre le dessus » sur la matière, comme il dit. Elle doit devenir son « esclave ».
Pour façonner un verre à pied, l’ouvrier va d’abord prélever avec sa canne à souffleur une masse de cristal orange vif.
Sans cesse, il la fait tourner pour éviter que le cristal ne coule, puis utilise sa mailloche, sorte de louche en hêtre, pour mettre en forme et refroidir cette boule en surface. Il souffle une première fois dans sa canne pour donner une préforme au verre, l’air creusant l’objet en devenir. Il dépose ensuite ce magma incandescent dans un moule en acier, installé juste en dessous du niveau du sol et commence à souffler dans son long tube d’acier, tout en tournant pour obtenir un effet de lissage. « On ne sent aucune chaleur dans la bouche quand on hume. Seules les grosses pièces demandent un souffle fort », révèle l’un d’eux. Le verrier ne porte pas de gants, pour être le plus près possible du cristal tout en veillant à ne pas se brûler, ce qui survient très rarement. Le souffleur va ensuite confier la paraison (le contenant) au chef de place. C’est ce verrier, le plus expérimenté, qui réceptionne alors, sur sa gauche, une autre masse de cristal tout juste sortie du four par le cueilleur pour façonner la jambe du verre. Assis sur le banc, le chef de place va se servir uniquement d’une pince en acier protégée avec de la poussière de charbon et de la cire d’abeille. Les gabarits l’aident à apprécier la hauteur. Puis il utilise une palette en merisier pour façonner le pied. Cette chorégraphie ne peut être d’ailleurs réalisée que par des droitiers. Il pose enfin le verre sur de petits rails. Son balancement confirmera que le pied n’est pas de travers. La pièce, refroidie et devenue translucide, commence à ressembler à un verre. Le porteur à l’arche – le moins expérimenté de l’équipe – va ramener la pièce dans l’arche de recuisson, un tapis roulant où, à 450 degrés d’abord, le verre se débarrassera de ses dernières tensions deux heures et demie durant. Ce n’est que lors de cette étape que le cristal rouge prend sa couleur, car cette nouvelle cuisson permet aux pépites d’or de révéler la teinte.
Parmi les 80 verriers qui se relaient nuit et jour au chaud, les Oberhauser sont habitués à transmettre leur savoir-faire... Les quatre frères, Jean-Luc, Joseph, Gérard et Dominique, sont la sixième génération de la famille à officier à la cristallerie. Et le relais avec la septième génération est assuré par le fils de Joseph. Entre eux, ils parlent parfois une langue d’abord incompréhensible pour un néophyte, mâtinée de patois local, mélange de français et d’allemand, rappelant les appartenances successives de cette région frontalière. A la fête annuelle du village, la Kirb, les Oberhauser reçoivent, comme chaque verrier, douze verres Saint-Louis. Ils sont capables d’identifier la main du verrier qui a façonné la jambe d’une flûte à champagne. « Cela reste du travail manuel, qui vise le zéro défaut industriel », constate Jean-Luc Oberhauser. Lui est entré à la cristallerie le 20 février 1978, à 16 ans, après deux années de CAP. Et il est devenu Meilleur ouvrier de France en 1997, avec un verre entièrement soufflé et réalisé sans moule. Car, en dehors de leurs heures de travail, les verriers sont autorisés à utiliser le cristal des fours et laisser libre cours à leur imagination.
Il suffit de traverser un couloir pour trouver une ambiance très différente, celle du « froid » où travaillent 80 autres personnes.
La quasi-totalité de la production y transite. L’atelier des tailleurs est inondé de lumière du jour. Le calme règne. Car ces verriers ont besoin de concentration pour tailler, graver, polir les objets sortis du four. Le tailleur passe entre sept et huit minutes à ciseler le cristal pour créer facettes, biseaux, diamants, rondeurs sur un verre... Un vase de la collection Tommy demandera, lui, quarante minutes de travail. Le tailleur se sert de meules (il en existe de cinquante gabarits différents) et d’eau puisée dans une source en amont de l’usine, mélangée à un abrasif (de la pierre ponce), afin d’éviter que le cristal ne se brise. Une main tient le pied, l’autre fait tourner le haut du verre contre la meule. Il grave parfois même sans être guidé par des repères. « Seul le coup de main permettra de savoir comment il faut incliner le verre. La tailleur doit ressentir le cristal dans ses doigts », explique Gérard Fuhrmann, le responsable du « verre froid ». C’est à ce moment de la fabrication que le verre Tommy, par exemple, va perdre la moitié de son poids. Avec la méthode dite du doublage (le verre à pied allie le cristal transparent et celui de couleur), le tailleur retire des motifs de cristal rouge, vert ou bleu pour laisser le cristal clair apparaître.
Un étage en dessous, une odeur de macadam flotte dans la salle
où les rideaux restent toujours tirés : la pénombre permet de repérer le moindre défaut. Ici, les verriers utilisent la technique de la gravure à l’acide, qui permet d’obtenir des motifs plus fins. Le verre est enduit de bitume de Judée dans les espaces laissés découverts par un pochoir. L’acide attaquera pendant deux minutes maximum les parties non protégées. Dans la grande salle jouxtant cet atelier, trois femmes recouvrent d’or 24 carats, au pinceau, les verres désormais gravés. Elles retirent leurs bijoux pour ne pas rayer le cristal. L’éclat de ces décorations ne sera donné que par la polisseuse, avec la pierre d’agate pendant le brunissage. Une fois tous les contrôles passés pour vérifier notamment que la taille n’ait pas altéré l’étanchéité du cristal, les verres sont prêts à venir garnir les tables des familles royales, des ambassades françaises, des émirs et de tous les amateurs qui peuvent se les offrir.
Article Anne-Sophie Lechevallier, Paris-Match, 2009.